La fin'Amor

Une érotique enchantée

Au début du XIIe siècle, en plein essort de l'épopée Templière, en terre d'Oc, Dames, Chevaliers et Troubadours, inaugurèrent une forme d'amour inouïe qu'ils estimaient parfaite et qui n'avait rien à voir avec le mariage ni le libertinage. Chacun se savait unique, élu, et sans vivre avec l'autre dans la continuité des jours, en étant même éloigné, ils se sentaient non séparable. Ces amants courtois -car ils étaient amants, par des règles sublimes et strictes- venaient d'inventer une érotique spirituelle et une mystique du désir et de la liberté.


Appelée "amour courtois" par un médiéviste du XIXe siècle parce que ce code avait vu le jour dans l'aristocratie et circulé de cour en château, la fin'amor pose sur le monde, la femme, les relations amoureuses, un regard transcendant. Elle dépasse avec génie et élégance les voies opposées que l'époque offrait. Dans la conception de l'amour, deux visions se confrontaient dont aucune ne rendait hommage à l'amour : soit, selon la leçon antique, l'amour était une faiblesse, un passe-temps dommageable où le héros, le guerrier, le philosophe perdaient leur dignité en même temps que leur forces ; soit, d'après l'Eglise chrétienne, il était un péché et devait être racheté par le mariage et la procréation. La femme se voyait affublée d'images également opposées, selon qu'on se référait à Ovide ou à l'apôtre Paul : courtisane ; proie du chasseur, possessive amante, ou bien mère respectable et peu désirable matrone. Le désir lui-même n'avait d'autre issue que d'être assouvi (dans le mariage ou la débauche) ou d'être réprimé (suivant l'exemple des moines et des ascètes).

D'un grand coup d'aile, la fin'amor surmonte ces oppositions. Elle va chanter un amour source de tout bien et toute vertu, voie de perfectionnement et d'élévation. Elle célèbre la dame qui n'est plus cette ordinaire femme, bonne à prendre ou à dédaigner ; la dame éveille l'amour dans le coeur de l'homme et lui inspire la sagesse. Enfin, elle ritualise l'attente et l'approche de l'autre par le "long désir", fait de ferveur et de rêve, de folie et de retenue.


Le lien que se nouera librement et irréversiblement entre la dame, son chevalier ou le troubadour est d'élection et de distance. Pour se démarquer des conventions, ils ne se marieront pas et n'auront pas de descendance : les terres, la famille, le nom et l'héritage n'ont rien à voir avec l'amour. Toutefois il ne s'agit pas d'un badinage, d'un jeu frivole et sans conséquence. La fin'amor se révèle un engagement en même temps que liberté : foi échangée, exigeance et loyauté, et pourtant chacun demeure indépendant, seul et entier. La dame, son chevalier ou le troubadour, ne vivront jamais ensemble et jamais ne se sentiront séparés.


Cet extraordinaire art d'aimer, si neuf, dépasse la banalité autant que le dilemme entre mariage et célibat, entre couple et solitude. La dame, son chevalier ou troubadour, vivent à la fois seuls et en communion. Ce mystère d'amour se scelle avec l'échange symbolique des coeurs : désormais -et ce n'est pas une image jolie mais une expérience vivante- l'être aimé vit en moi et moi je respire en lui ; il regarde le monde avec mes yeux, mon sourire et je pose sur les choses son regard et ses lèvres. L'expérience d'amour n'est pas d'appropriation mais sortie de soi. Loin de chercher l'absortion, le rituel de l'échange des coeurs accentue l'altérité magnifique. Se mettre à la place de l'autre est déprise de soi et dépaysement total. Et le désir demeure, étincelant, entre les deux solitudes. Ce que profondément a compris la fin'amor, c'est que les deux amants seront à jamais inséparables dans la mesure où ils ne seront jamais semblables ni confondus. Et jamais ils ne pourront se perdre puisque ce qui les unit a pour nom liberté : je ne garde vivant que ce qui ne m'appartiendra jamais, celui qui me sera toujours étrange, étranger. Ainsi, l'érotique enchantée des troubadours, chevaliers et dames radieuses s'avère toute proche d'une mystique qui vit d'élan et de blessure, de désir et d'offrande, de perte et de jubilation.


Ces parfaits amants du XIIe siècle ont choisi de ne pas vivre sous le même toit mais de respirer sous le ciel étoilé de l'amour. Leur exemple se joint aux leçons secrète de Mélusine pour nous rappeler à notre devoir de solitude : respect que nous devons à nous-mêmes, vigilance et recueillement, intériorité, retour à soi. Ce que les moines et les spitiuels désignent par la "garde du coeur".


A notre monde qui s'emploie à réduire la diversité, à notre société agglutinante, si peu "altérophile", les amants courtois rappellent la valeur de la différence, le prix et la distance, l'inépuisable mystère de chacun. Ainsi, la pureté de l'amour et la beauté de la relation ne résulte pas que de l'attention de l'homme, mais aussi celle de la femme. Cette attention envers les sensations et les sentiments va donc aboutir à une philosophie de vie visant à respecter les règles qui régissent ces dynamiques naturelles, biologiques et spirituelles des relations humaines. Ainsi, un homme ou une femme les connaissant et les respectant aura mérité le surnom de courtois. De là vient la courtoisie.


L'amant courtois doit passer par un certain nombre d'étapes codifiées, qui portent un nom et permettent d'évoluer dans "la hiérarchie". ils se devaient mutuellement des devoirs différents, pour passer les degrés d'une hiérarchie qui comportait foule d'épreuves au cours desquelles leur Valeur (Valor) augmentait. Ces multiples stades étaient désignés par des noms, Entenhador, Fenhador. Décrivant ainsi la succession de test et l'acquisition de la confiance réciproque qui s'effectue petit à petit.


Au fur et à mesure, ils se donnaient le droit à de nouvelles entrevues secrètes, difficiles à mettre en place, y vivant des rapprochements légers comme ailes de papillon. D'abord, la Dame pouvait accepter de montrer ses pieds nus, ou ses épaules... peut-être le chevalier ou troubadour pouvait-il inspirer la senteur de ses cheveux, puis devait s'éloigner. Les effleurements constituaient encore un stade ultérieur. Pendant tout ce temps, le désir montait à tel point que la première fois que le Chevalier et la Dame se touchait du bout des doigts, des commotions pouvaient avoir lieu, le mélange d'idéalisation mutuelle, de chasteté prolongée et de magnificence du cadre exarcébant toute la sensibilité.

Plusieurs étapes scandaient cette mutuelle métamorphose. Il y avait l'échange des coeurs, où chacun était sensé vivre en l'autre, en une communion au-delà de l'espace et du temps, une transcendance spirituelle absolue, après un long échange des souffles, les deux amants respirants l'un en l'autre jusqu'à approcher d'états extatiques.


L'ultime épreuve étant l'assag. L'assag était une épreuve au cours de laquelle l'amant devait montrer qu'il était capable d'aimer purement, que l'amour existait en lui, il pouvait contempler sa Dame nue et il pouvait faire avec elle tout ce que la passion requiert : la tener (l'étreindre), la baiser (l'embrasser), la manejar (la caresser) ; tout sauf le fait (lo fag). La femme, dans l'assais, prenait sa revanche sur le mari impérieux et tyrannique, sur le désir brutal et trop rapide : l'homme "qu'elle couchait auprès d'elle" devait obéir à tous ses caprices et ne succomber à la tentation que pour autant qu'elle désirait y succomber elle-même. Car plus l'épreuve était méritoire pour l'amant, plus elle le devenait pour elle.


Cette relation sublimée de la fin'amor ont rapproché l'amour courtois d'un véritable cheminement initiatique, proche du tantrisme hindou ou des pratiques du taoïsme chinois, visant à canaliser et intensifier l'énergie du désir. Il s'agirait alors d'un véritable processus psycho-sexuel, tendant à permettre une modification profonde de l'être, jusqu'à créer un lien inaltérable, au delà du temps et de l'espace.