Le Chercheur du Graal

Description :

Un jeune homme à l’air innocent, vêtu des hardes d’un vagabond, marche sur une route disparaissant à l’horizon. Il est arrivé devant un abîme qui ne peut être traversé qu’en passant sur une grande épée posée à travers, comme un pont. Pourtant, insouciant, le jeune homme se fie à sa chance ou à son obstination pour traverser en toute sécurité. De l’autre côté de l’abîme, un Graal lumineux est suspendu dans les airs.



Toile de fond :

D’un bout à l’autre de son histoire, le Graal a attiré les chercheurs. Les textes les plus anciens le mentionnant datent du IXe siècle - le poème gallois Preiddeu Annwn. Celui-ci raconte le voyage entrepris par le héros, Arthur, et ses guerriers à la recherche d’un chaudron magique - propriété du Seigneur de l’Autre Monde - ramenant les morts à la vie. Seuls sept guerriers reviennent.

On ne sait pas avec certitude s’ils ramènent le chaudron, toutefois le poème évoque l’importance de la quête.

Dans tous les grands cycles médiévaux qui ont suivi, les chercheurs du Graal sont innombrables. Le texte le plus ancien subsistant de cette période, le Conte du Graal de Chrétien de Troye, décrit le Chercheur comme un jeune homme naïf, dont l’innocence et le manque d’expérience sont vus comme bénéfiques à sa quête. Affranchi des désirs du monde, il est libre de chercher le Graal. Certains récits l’appellent le fou parfait, trouvant presque par accident sa voie jusqu’au coeur du grand mystère.

Cette première étape parle de la quête des buts supérieurs. Le Chercheur vient d’un lieu de commencements. Il désire trouver une voie jusqu’au coeur du mystère. Innocent et parfois imprudent, il est déterminé à découvrir la vérité.

Cela l’incite parfois à aller là où d’autres hésiteront à se rendre, faisant un pas au-dessus du vide sans s’inquiéter, certain qu’il trouvera un nouveau point d’appui ou un nouveau sens de la réalité grâce à sa seule détermination. Le Chercheur ne s’inquiète pas d’être compris d’autrui et poursuit sa voie solitaire, inspirée.

Première Clef

Le Chercheur du Graal, enseigne le savoir-faire qui permet le passage de l'intellectualité, mue par le désir de savoir, à la connaissance supérieure due à l'amour. Il s'agit du passage de la conscience, que la lecture théosophique appelle "le petit manas", à la conscience qu'elle appelle "le grand manas" ou "manas-budhi", ce qui correspond au passage de la conscience du soi à la conscience du soi spirituel (Geistselbst) de la littérature anthroposophique.

En d'autres termes, Le Chercheur du Graal se rapporte à la transformation de la conscience personnelle en conscience cosmique où le moi n'est plus l'auteur de l'acte de la connaissance, mais accueille désormais la connaissance en se soumettant à la Loi de la pauvreté, de l'obéissance et de la chasteté.

Or Le Chercheur du Graal peut être compris de deux manières différentes : à la fois comme modèle et comme avertissement. Car il enseigne d'un côté la liberté de la conscience transcendante élevée au-dessus des choses de ce monde et, d'autre part, il présente clairement un avertissement très impressionnant du péril que cette élévation comporte : l'insouciance, l'insuffisance, l'irresponsabilité et le ridicule. En un mot, la folie.

Le Chercheur du Graal a en effet ces deux sens. Il enseigne la conscience transcendante et avertit du péril qu'elle comporte. Il traite des deux modes du "sacrificium intellectus", du sacrifice de l'intellect. Car l'intellect peut être sacrifié de deux manières différentes : il peut être mis au service de la conscience transcendante comme il peut simplement être abandonné. L'hermétisme choisit la première manière du dépassement de l'intellectualité, tandis que maint mystique chrétien ou autre, choisit la seconde manière. Que l'on ne confonde pas cependant ces deux attitudes différentes avec l'extatisme mystique pur et simple, d'un côté, et la mystique dite "sobre" c'est-à-dire raisonnable et prudente de l'autre. 

Saint-Jean de la Croix fut ravi à plusieurs reprises en une extase qui allait jusqu'à la lévitation du corps, il fut toutefois l'auteur de livres sur la mystique dont la clarté, la profondeur et la sobriété de la pensée ne sont guère surpassées. Chez lui, comme il le dit lui-même, l'intellect s'était tu en face de la Présence Divine et fut absorbée par Elle pour la durée du temps déterminée par cette Présence Divine, avant de redevenir actif -plus actif, en fait qu'auparavant- après qu'il ressortit de la plongée dans la Lumière absolue dont la clarté éblouit l'intellect et paraît le plonger dans les ténèbres. Mais cette plongée dans les ténèbres de la Lumière absolue avait un effet profond sur l'intellect : celui-ci en sortait doué de tendances nouvelles, au contact des Arcanes d'en haut.

Chaque extase de Saint-Jean de la Croix fut donc une initiation, c'est-à-dire l'empreinte directe de la vérité absolue divine, non pas dans le domaine de la pensée consciente, mais dans le domaine de la "volonté du penser" qui produit les pensées conscientes. Il ne s'agit donc pas de l'antinomie extase-croissance progressive de la conscience. Non, dans le dépassement de l'intellect se présente le choix entre la décision de remplacer l'intellect pour tout de bon, par le souffle d'en haut et la décision de placer l'intellect au service actif de ce souffle, qu'il produise ou non des extases.

Ainsi, un derviche tourneur qui recourt à la danse afin d'exclure l'intelligence, ou un moine boudhiste de la secte Zen qui demeure dans un état d'étourdissement méditatif  durant lequel il ne médite rien mais ne fait que demeurer éveillé avec une conscience vide dans l'attente d'une illumination soudaine, ce derviche et ce moine Zen, dis-je, ont fait leur choix : ils se sont décidés, non pas à dépasser la conscience intellectuelle, mais bien à s'en passer.

Il en est autrement dans le cas d'un moine contemplatif chrétien -qui médite, par exemple, la passion du Seigneur et qui veut la comprendre, la sentir et l'approfondir jusqu'à s'identifier à elle- lorsqu'il arrive à l'état où sa pensée et son imagination s'arrêtent devant le comble de lumière. lui dépasse l'intellect et l'imagination, dont l'activité s'arrête après avoir atteint sa limite. Et son arrêt n'est en réalité qu'apparent ; car de même qu'une roue tournant à grande vitesse paraît immobile, de même l'intellect et l'imagination d'une âme en extase semblent être immobiles à la conscience ordinaire, bien qu'ils soient -ou plutôt, par ce qu'ils sont- suractifs.

Dépasser l'intellect, c'est donc le rendre suractif, tandis que se passer de l'intellect c'est le réduire à la passivité complète. Voilà les deux manières bien différentes du "sacrificium intellectus", du sacrifice de l'intellect.

Le Chercheur du Graal est donc celui de la méthode que l'Hermétisme utilise pour sacrifier l'intellect à la spiritualité, de manière à ce qu'il croisse et se développe, au lieu de s'affaiblir et de s'atrophier. C'est l'arcane de la "conjunctio oppositorum", du mariage des opposés, à savoir de l'intellectualité discursive et de la spiritualité illuminatrice, ou, en d'autres termes, de l'oeuvre alchimique de l'union de la sagesse humaine, qui est folie aux yeux de Dieu, avec la sagesse divine, qui est folie aux yeux des hommes, de telle manière qu'il n'en résulte pas une double folie, mais une seule sagesse qui comprend aussi bien ce qui est en haut que ce qui est en bas.

Examinons d'abord, pour mieux comprendre de quoi il s'agit, les péripéties qui interviennent dans le rapport entre l'intellectualité et la spiritualité, entre la connaissance et la révélation, sur le plan historique.

Lorsque Saint-Paul écrit :

"Les Juifs demandent des miracles (semeia) et les Grecs cherchent la sagesse (sophia) : nous, nous prêchons le Christ crucifié : scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais puissance (dynamis) de Dieu et sagesse (sophia) de Dieu pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs". (I Corinthiens, 22-25),

il constate avec précision l'état des choses dans le rapport entre l'intellectualité païenne et la spiritualité prophétique juive de son temps. Car les aspirations des meilleurs païens -"des philosophes"- convergeaient toutes sur le Logos du Cosmos, c'est-à-dire sur la rationalité du monde, tandis que les dirigeants spirituels des Juifs vivaient dans l'attente -et de l'attente- du Miracle transformateur du monde : la manifestation de la puissance du Roi céleste par son Oint, roi terrestre. Les premiers voulaient comprendre le monde tandis que les autres attendaient sa transformation magique miraculeuse.

Or la prédication du Christ cricifié se heurtait à l'idée fondamentale des philosophes que le monde entier est l'incarnation du Logos, ainsi qu'à la thèse fondamentale du prophétisme juif que le Roi céleste siège au-dessus du monde et n'intervient dans les événements du monde qu'en émettant de son Trône surmondain des éclairs de sa puissance, par les prophètes, par les thaumaturges et par le Messie.

Le Christ crucifié ne satisfaisait donc ni ceux qui désiraient comprendre le monde, n'étant qu'un phénomène particulier entre d'autres phénomènes du monde, ni ceux qui attendaient la manisfestation magique transformatrice de la puissance de Dieu, la mort sur la croix étant l'échec et non pas le triomphe de la puissance divine. Scandale donc pour les Juifs et folie pour les Grecs.

Mais Saint-Paul ne désespère pas : le Christ crucifié, dit-il, révèle la puissance de Dieu et la sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs, c'est-à-dire que la Croix du Christ ne peut être comprise que par la Croix de la révélation (miracle) et de la sagesse (logos immanent). Saint-Paul donne donc à l'humanité un problème à résoudre -ou plutôt une tâche à accomplir-. Et dès lors, l'histoire spirituelle de l'humanité est constituée par les étapes franchies dans l'accomplissement de la tâche de l'union de la révélation et de la connaissance, de la sagesse divine et de la sagesse humaine. Ces étapes, les voici :

D'abord, c'est l'opposition pure et simple, telle que la constate Saint-Paul :

"Si quelqu'un parmi vous pense être sage selon ce siècle, qu'il devienne fou, afin de devenir sage. Car la sagesse de ce monde est une folie devant Dieu." 

(I, Corinthiens III, 18-19).

Ensuite, cette opposition deviendra parallélisme admis et toléré, une sorte de "coexistence pacifique" des domaines spirituels et intellectuels. L'énoncé de l'Evangile : Les enfants de ce siècle (tou aionos toutou) sont plus prudents (phronimoteroi) à l'égard de leur génération ( eis ten genean ten heauton) que les enfants de la lumière (huoi tou photos) (Luc XVI, 8), formule admirativement l'idée fondamentale sous-jacente au parallélisme de la spiritualité et de l'intellectualité. Ce parallélisme se manifestera historiquement dans la dualité, admise et tolérée, de la "philosophie" et de la "théologie".

Plus tard, le parallélisme sera graduellement remplacé par la coopération entre spiritualité et l'intellectualité. La "sagesse des Grecs" -la pensée de Platon et celle d'Aristote surtout- qui ne voyait du temps de Saint-Paul qu'une "folie dans la prédication du Christ crucifié" deviendra une alliée de la révélation.

D'abord les pères grecs (Clément d'Alexandrie et Origène surtout), puis Saint-Augustin n'hésitèrent pas à recourir à la pensée platonitienne, viendront ensuite Saint-Albert le Grand et Saint-Thomas d'Aquin qui ouvrirent le chemin à la pensée aristotélicienne dans le domaine des vérités révélées.


C'est surtout aux Dominicains que l'histoire spirituelle de l'humanité doit le rapprochement graduel de la spiritualité et de l'intellectualité, une étape appelée "la scolastique". La scolastique signifia un grand effort humain maintenu au cours des siècles, tendant à une coopération aussi complète que possible entre la spiritualité et l'intellectualité.

Tout en s'efforçant de rendre la révélation intelligible, c'est-à-dire de la comprendre par l'intelligence, la scolatique ne se servait de l'intelligence que comme instrument pour étayer la révélation au moyen de la pensée argumentaire ou philosophique. La thèse fondamentale de la scolastique était que la philosophie est la servante de la théologie (philosophia ancilla theologiae). L'intelligence y coopérait mais ne jouait qu'un rôle subordonné. La scolastique n'a donc pas réussi à mener à son terme l'oeuvre alchimique de la fusion de la spiritualité et de l'intellectualité -l'oeuvre du "mariage du Soleil et de la Lune"- dont résulte un troisième principe, appelé en alchimie "la pierre philosophale".



La "pierre philosophale" de l'alchimie spirituelle est décrite dans la table d'Emeraude d'Hermès Trimégiste de la manière suivante :

"Le soleil en est le père, la lune en est la mère, le vent l'a portée dans son ventre, la terre est sa nourrice ; le père de tout, le Thélème de tout le monde est ici ; sa force est entière si elle est convertie en terre. Tu sépareras la terre du feu, le subtil de l'épais, doucement, avec grande industrie. Il monte de la terre au ciel et derechef, il descend en terre et il reçoit la force des choses supérieures et inférieures".

Ce qui veut dire que les procédés de l'induction (qui monte de la terre au ciel) et de la déduction (qui descend en terre), de la prière (qui monte de la terre au ciel) et de la révélation (qui descend en terre) de l'effort humain et de l'action de la grâce d'en haut, s'unissent pour devenir un cercle entier qui se resserre et se concentre jusqu'à devenir un point où la montée et la descente sont simultanées et coïncident. Et ce point là, c'est la "pierre philosophale" ou principe de l'identité de l'humain et du divin, de l'humanisme et du prophétisme, de l'intelligence et de la révélation, de l'intellectualité et de la spiritualité. Il est, en d'autres termes encore, la solution au problème posé par Saint-Paul, ou plutôt l'accomplissement de la tâche donnée par lui, lorsqu'il parla de la croix qui est folie pour les Grecs et scandale pour les Juifs, mais qui est puissance de Dieu et sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs (I Cor. I, 22-25).

La prière et la méditation chrétienne, elle aussi veut approfondir les deux révélations divines : l'Ecriture sainte et la Création, mais elle le fait surtout en vue d'éveiller la conscience et l'appréciation plus complète de l'oeuvre de la Rédemption de Jésus-Christ. Aussi culmine-t-elle dans la contemplation des sept événements de la Passion : le lavement des pieds, la flagellation, la couronne d'épines, le chemin de la croix, la mise en croix, la mise au tombeau et la résurrection.

La méditation du chrétien, dont le but est de comprendre et de faire progresser l'oeuvre de la transformation alchimique de l'esprit, de l'âme, de la matière et de les faire passerde l'état de pureté primordiale d'avant la chute à l'état d'après la chute et de celui-ci à celui de la réintégration du Salut, procède par exemple des septs "jours" de la Création de la Genèse aux sept étapes de la chute, puis aux sept miracles de l'Evangile de Saint-Jean, ensuite aux sept énoncés de Jésus lui-même (Je suis la résurrection et la vie ; Je suis la Lumière du monde ; Je suis le bon pasteur ; Je suis le pain de la vie ; Je suis la porte ; Je suis la voie, la vérité et la vie ; Je suis le vrai cep), pour terminer avec les septs mots de Jésus-Christ crucifié et les sept événements de la passion indiqués ci-dessus.

La méditation peut donc servir de moyen pour atteindre des buts divers, mais quel que soit son but, elle est toujours le moyen de réveiller de plus en plus intensément la conscience toute entière (et pas la seule intelligence) vis-à-vis des faits particuliers, des idées, des idéaux et enfin de la réalité de la condition humaine terrestre et spirituelle en général. Elle est aussi le moyen du réveil de la conscience vis-à-vis des révélations d'en haut. Méditer, c'est approfondir, c'est aller au fond des choses.

C'est pourquoi la pratique de la méditation, symbolisée par le voyage entrepris par le Chercheur du Graal, comporte la transformation de la logique formelle en logique organique et de celle-ci en logique morale. La dernière, à son tour, se développe, en dépassant la compréhension, en contemplation des choses qui dépassent l'entendement, c'est-à-dire des mystères qui n'étant pas inconnaissables, se prêtent à une connaissance infinie, que l'on peut comprendre et connaître toujours plus profondément, sans fin.

Ayant atteint cette contemplation des choses dépassant l'entendement actuel, la méditaion (ou voyage intérieur) devient prière de même que la prière qui atteint l'état de la contemplation sans paroles devient méditation.

Et c'est là le "mariage alchimique" de la prière et de la méditation, du soleil et de la lune du ciel intérieur de l'âme, qui s'opère dans l'âme de l'homme qui est en train de réaliser le commencement du voyage du Chercheur du Graal. L'Arcane de l'union de la révélation d'en haut et de la sagesse humaine en évitant la folie, de l'Arcane de la formation de la "pierre philosophale" où se trouve concentrée la double certitude de la révélation d'en haut et de la connaissance humaine.

Telles sont les perspectives qui surgissent dans l'âme de celui qui entreprend le voyage du Chercheur du Graal, homme en marche, vêtu simplement, insouciant et confiant malgré le vide sous ses pieds.